什么是批评:去爱,去爱——《电影手册》最后的卷首语
L’art d’aimer l’art d’aimer
par Stéphane Delorme
Ce numéro a failli ne pas voir le jour, en raison du confinement décidé en réaction au coronavirus, mais nous avions annoncé un dernier numéro de l’actuelle rédaction, et nous voulions aller au bout du travail. Contre toutes les règles de travail de rédaction et de fabrication (iconographie, maquette), qui demandent d’être ensemble, le numéro a dû être réalisé en télétravail du 18 au 27 mars, et, au moment où ces lignes sont écrites, nous ne savons pas exactement comment il sera distribué. Ce numéro spécial, presque sans cahier critique puisque les films ont été reportés, est l’occasion de s’interroger sur notre geste et de parler de ce qui nous anime, la critique.
Nous le faisons naturellement depuis le lieu d’où nous parlons. S’il y a une spécificité Cahiers, c’est que «l’art d’aimer», qui pour Jean Douchet désigne la critique, a en réalité deux sens. La critique est l’art d’aimer parce que le cinéma est l’art d’aimer. Ily a une continuité entre les deux gestes. C’est la même chose. Et quand nous détestons c’est parce que nous aimerions aimer, c’est au nom des idées qu’on aime, des principes qu’on défend, de la cause qu’on épouse. Dans le texte bouleversant que François Truffaut écrivait dans Arts à la mort d’André Bazin à 40 ans en novembre 1958, il décrivait une forme de saint, un être bon et généreux croyant au pouvoir indestructible du dialogue: pour la teigne Truffaut, entré à 20ans aux Cahiers selon ce qui est devenu la magnifique tradition de la revue, le fondateur est comme le Saint François des Fioretti de Rossellini. On ne le dit jamais aussi crûment, mais c’est sur l’amour que les Cahiers ont germé. Le réalisme bazinien est un autre nom de l’amour. Filmer le réel parce qu’on l’aime. Filmer les acteurs parce qu’on les aime. Filmer les arbres, la mer, le vent, parce qu’on les aime. Le cinéma est un chant d’amour à la vie. C’est ça qu’apprennent les Cahiers. C’est en cela que la critique pensée ici ne ressemble pas à de nombreuses autres formes de critique, qui jugent si les films sont bien faits. C’est aussi pour cela qu’elle est virulente et impertinente: pour défendre et protéger ce qui est choyé. Quand on aime la vie, on va au cinéma, et aimer le cinéma, c’est le défendre. Contre les agressions de l’industrie, du marché; contre les clichés, les complaisances; contre tout ce qui abîme notre sensibilité. Godard, toujours: c’est parce qu’il aime et sait aimer qu’il est si dur. Comme le chante si joliment Philippe Katerine, «vous êtes dur parce que vous êtes sensible, vous êtes sensible parce que vous êtes dur». Tous les cinéastes défendus par les Cahiers savent aimer. L’argument fatal, c’est dire d’un cinéaste qu’il n’aime pas ses personnages, ses acteurs, qu’il ne sait pas aimer: qu’il veut juste se faire mousser, qu’il veut épater la galerie, qu’il joue au petit malin, ou pire, au salaud. Tous les cinéastes qui veulent humilier (ils ont été nombreux ces dernières années) sont OUT. Bazin l’avait dit une fois pour toutes: le cinéma est un art transitif, il n’a de sens que si on s’oublie pour filmer l’autre.
Le réalisme est paradoxalement le plus grand romantisme. C’est le grand pont opéré par Bazin. Le réalisme n’est pas le naturalisme des petits faits vrais, du fact-checking et des sales petits secrets. Le réalisme est le romantisme du cinéma. Les Cahiers, c’est la résurrection de l’Athenaeum des frères Schlegel fondé en 1798. C’est en 1951 l’affirmation que le cinéma est un art parce qu’il filme le réel et l’aime; et non parce qu’il essaie d’imiter les autres arts pour se faire pardonner d’enregistrer. Mais dans «art d’aimer», il y a «art»: c’est le geste qui compte, et la mission critique est de juger les gestes: comment on filme un corps? Comment on monte deux plans, une image et un son? Tout l’éventail du cinéma se déplie pour animer la vie, l’aimanter et l’aimer. Lynch s’extasie devant tout ce qu’il filme («c’est si beau, c’est si beau») et nous montre la vie telle qu’il la voit et telle que nous pouvons aussi la voir. Bien sûr, romantisme toujours, la charogne est belle. Et un bouquet de fleurs, et un herbier, et un ciel bleu ou ténébreux. La beauté, la beauté vive. Quelle est l’étendue du voir? Voit-on jusqu’aux étoiles? Créer la beauté par le cinéma, pas seulement la voir, parce que la beauté inspire et somme d’être à la hauteur (Renoir autant que Bresson). Il y a la beauté saisie au vol, le moment opportun, mais faites trop durer et ce sera cramé, enchaînez mal et ce sera gâché. Toutes les puissances du cinéma peuvent et doivent se déplier à partir de ce cœur qu’est l’amour. Ce sont des cercles successifs d’amour qui font qu’on aime un film. Le sentiment mis sur tout, l’attention à tout, à chaque détail, à la dialectique de l’ensemble, un tel amour du travail que certains en meurent à la tâche (Kubrick). L’art d’aimer ce qu’on fait et avec qui on le fait et pour qui on le fait.
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